La République des Deux Nations au 17e siècle :
Traître ou ne pas être
Ecœuré après une bataille aussi vaine que sanglante, Karlis déserte le régiment de hussards polonais dont il vient d’intégrer les rangs.
Cavalier émérite et duelliste hors pair, il trouve refuge dans un camp retranché défendu par des Cosaques, après une course-poursuite de plusieurs jours à travers la steppe. Établis entre les fleuves Boug et Dniepr, ces guerriers libres ont longtemps protégé les confins de la République des Deux Nations, qui réunit alors la Pologne et la Lituanie.
Mais la révolte couve depuis plusieurs années, à tel point que le roi polonais Ladislas IV Vasa décide de désarmer les Cosaques, avant qu’il ne leur vienne l’idée de se retourner contre lui. Quand un escadron de hussards s’approche du fortin, avec à sa tête l’ancien capitaine de Karlis, le jeune homme décide de reprendre les armes afin de défendre ses nouveaux compagnons.
Bien que méconnue, l’union politique entre la Pologne et la Lituanie fait partie intégrante de l’histoire de l’Europe.
En installant leur fiction dans cette région du globe, à une période charnière pour l’avenir de cette puissance régionale qui tenait alors tête à la fois à la Russie, à la Suède, et à l’Empire Ottoman, Vincent Brugeas, Ronan Toulhoat, et Yoann Guillo lèvent le voile sur un territoire multiple. Une zone de contact entre Occident et Orient, dans laquelle les Cosaques, peuple de guerriers et de paysans libres, trouvent pleinement leur place.
Au-delà de ce contexte passionnant et inédit en bande dessinée, c’est aussi une chasse irrépressible au traître, dans un état miné par les divisions, que mettent en scène les auteurs de ce récit d’aventure épique et captivant
Comment en êtes-vous arrivés à vous intéresser aux Cosaques ?
Vincent Brugeas : Il y a quelques années, en 2017 pour être exact, je suis tombé sur un article traitant des Cosaques. Il était relativement court, mais soulignait que les Cosaques étaient à la fois des pirates et des cow-boys. Ils vivaient dans un espace frontalier très similaire à celui du Far West. Ronan me demandait depuis longtemps un récit d’aventures avec de grands espaces, mais nous étions tous les deux d’accord pour éviter le western, bien trop présent dans la bande dessinée franco-belge. J’avais donc trouvé un très bon point de départ. J’ai ensuite lu le livre référence sur les Cosaques, signé Iaroslav Lebedynsky, afin de mieux comprendre l’univers dans lequel j’allais me plonger. Peu après, je me suis rendu aux Éditions du Lombard pour y discuter d’un tout autre projet. Au cours de cet échange, j’ai mentionné ces Cosaques mi-cow-boy, mi-pirates… Vu les réactions de Gauthier Van Meerbeek, le directeur éditorial du Lombard, j’ai su très vite que j’avais trouvé un éditeur ! Je n’avais pourtant encore qu’une vague idée de ce que j’allais bien pouvoir raconter…
La République des Deux Nations n’est pas le chapitre le plus connu de l’histoire européenne. Est-ce aussi ce qui vous a décidé à vous y intéresser de plus près ?
Vincent Brugeas : L’histoire des Cosaques se construit avant tout dans leur opposition avec le pouvoir, qui est censé les contrôler. En Occident, on a tendance à les rattacher au monde russe. Pourtant, ils ne passent sous l’égide de l’Empire russe qu’à partir du xviiie siècle. Les premiers Cosaques sont ukrainiens, et leur « suzerain » est la République des Deux Nations. C’est l’un des États les plus atypiques de l’histoire européenne. Pendant près d’un siècle, il domine l’Europe centrale, de la mer Baltique à la mer Noire, avant de disparaître sous les coups de boutoir des Prussiens, des Autrichiens et des Russes. Les Cosaques dépendent de la République, mais ce sont en réalité des électrons libres, qui peuvent même aller à l’encontre des intérêts de celle-ci. D’autant plus que les Cosaques sont souvent des marginaux, qui fuient les sociétés polonaises et lituaniennes, comme Karlis, notre héros. La République des Deux Nations faisait donc un adversaire évident pour ce premier tome.
Vincent et Ronan, vous avez plusieurs albums en duo à votre actif. Pourquoi décider, pour la première fois, de travailler en trio, en l’occurrence avec Yoann Guillo ?
Ronan Toulhoat : Cela faisait déjà un moment que nous voulions travailler ensemble. J’aime énormément la finesse des ambiances et des lumières que Yoann sait poser, tout autant que sa réflexion narrative sur son travail. Lors d’une discussion sur l’importance du coloriste dans la bande dessinée, de son apport essentiel sur la capacité de vente d’un album, il nous semblait important que le coloriste soit reconnu comme auteur à part entière. J’ai donc proposé à Yoann d’expérimenter une nouvelle manière de collaborer : nous co-dessinerions. J’ai suggéré de faire de Cosaques un album laboratoire : trois auteurs, un scénariste, deux dessinateurs. Il en résulte un vrai travail à quatre mains, qui montre bien l’importance des deux disciplines essentielles à la BD que sont le dessin et la couleur.
Cette répartition des tâches vous a-t-elle permis d’accélérer la réalisation de l’album ?
Yoann Guillo : On pense souvent l’élaboration d’un album en terme de temps. On cherche à avoir des délais de parution les plus courts possible et, pour y arriver, on divise les tâches en multipliant les intervenants. Sur la partie graphique de Cosaques, nous n’avons pas envisagé les choses sous cet angle. Le temps n’a pas fait partie des contraintes de notre laboratoire. Avec Ronan, nous avions envie de mêler le dessin et la couleur, non pas comme des éléments différenciés, ou des tâches séparées, mais comme un tout qui pourrait s’entremêler. Au lieu de nous faire gagner du temps, cela nous en a pris beaucoup. Mais l’expérience a été enrichissante, et nous donne envie d’aller encore plus loin dans cette direction.
Comment la série Cosaques va-t-elle se développer ?
Vincent Brugeas : Nous n’avons fait qu’effleurer le phénomène que sont les Cosaques. Notre héros, Karlis, débute à peine son voyage au sein de cette société. Le deuxième tome posera les enjeux de son intégration, lui, un fauteur de troubles, un déserteur. Les Cosaques accepteront-ils parmi eux un homme qui peut leur valoir la colère de la République ? Ensuite, nous souhaitons bien sûr aborder le côté « pirate » des Cosaques, lorsqu’ils descendent les rapides du Dniepr pour aller piller les villes ottomanes. Notre héros, déserteur dégoûté de la guerre, va sûrement trouver à y redire ! Mais le coeur du récit restera cependant centré sur nos personnages, avec notamment Karlis, Zahra, et Sachko.
Les Cosaques à l’heure polonaise :
1er juillet 1569. Un traité d’union, signé dans la ville de Lublin, acte la création de la République des Deux Nations. Au sein de cette véritable fédération avant l’heure, le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie sont liés par un monarque commun et unique, élu à vie par une diète. Néanmoins, les deux entités disposent du même statut, et conservent leurs propres institutions, y compris leur armée. À son apogée, au milieu du xviie siècle, la République des Deux Nations est l’un des États les plus grands et les plus puissants d’Europe. Forcément, une telle hégémonie inspire tout autant la crainte qu’elle attise les convoitises.
Entre 1605 et 1618, une guerre oppose ainsi la République des Deux Nations à la Russie, qui est alors à deux doigts d’entrer directement dans le giron polonais. Moscou est même occupé de septembre 1610 à novembre 1612. Plus à l’ouest, si la République des Deux Nations se tient sagement à l’écart de la guerre de Trente Ans qui est en train de ravager l’Europe, elle doit néanmoins faire face à l’appétit des Suédois, qui souhaitent étendre leur contrôle sur les rivages orientaux de la mer Baltique. Enfin, au sud, ce sont les razzias des troupes ottomanes ou de leurs vassaux qu’il convient de stopper. C’est là qu’entrent en jeu les Cosaques. Tout aussi craints et respectés que fantasmés, ils apparaissent au début du xive siècle, dans une région située entre le Don et la Volga.
Les Cosaques – « hommes libres » en russe – ne forment pas un groupe ethnique, mais un peuple partageant un mode de vie et des valeurs communes ; en premier lieu, la liberté. Connus pour leur vaillance au combat, ils vendent leurs services aux plus offrants. À la fin du xve siècle, une partie des Cosaques s’installe dans la région du Dniepr inférieur, un territoire alors sous contrôle lituanien. Ils y prennent le nom de Cosaques zaporogues. Ils bénéficient d’une certaine autonomie, en échange de la défense des frontières face aux incursions ottomanes ou tatares. Mais cette indépendance fascine autant qu’elle fait peur. Le roi de Pologne Sigismond II ordonne alors la mise en place d’une politique d’enregistrement officiel des Cosaques, qui ne donnera que des succès partiels durant près d’un siècle. Face aux menaces du pouvoir central, les Cosaques multiplient les coups de force locaux, jusqu’à la grande révolte de 1648, qui amène finalement ce peuple de guerriers à prêter allégeance au tsar Alexis et à entrer de plain-pied dans l’histoire russe.