Les Éditions du Lombard ont la profonde tristesse de vous faire part du décès de Chantal De Spiegeleer, survenu ce 15 février 2025, à l’âge de 67 ans. Le 9e Art perd une autrice trop rare, d’une sincérité artistique peu commune. Touche-à-tout aussi talentueuse que discrète, elle fut illustratrice, coloriste, dessinatrice, scénariste, créatrice de jeu vidéo. Elle nous quitte comme elle a vécu, « dans la liberté la plus totale. »

Dès son enfance, à Kinshasa, Chantal De Spiegeleer « discute avec [ses] dessins pour raconter [ses] sensations, [s]’imaginer une vie virtuelle. » Face à la feuille, elle est alors totalement libre, et elle le restera toute sa vie. Revenue en Belgique, elle n’entend pas faire autre chose. Elle rejoint donc l’école supérieure des arts graphiques de Saint-Luc à Bruxelles pour y apprendre l’illustration. Mais, peu convaincue par l’enseignement de cette dernière discipline, elle accepte la proposition qui lui est faite de changer de voie et rejoint le cours de Bande Dessinée prodigué par Claude Renard. Et c’est aux côtés de François Schuiten ou Benoit Sokal qu’elle intègre l’atelier R du célèbre professeur, et publie ses premières planches dans sa mythique revue, 9e Rêve. Des premiers pas qui lui ouvriront les portes du tout jeune journal À Suivre, puis d’un premier album, Mirabelle.
Ce dernier, réalisé en noir et blanc, révèle une autrice influencée par le dessin de mode : Chantal De Spiegeleer aurait bien aimé être styliste, mais aucune école idoine n’existait alors. Qu’à cela ne tienne : elle créera sa propre mode en même temps que son propre style, sur le papier, en planches. Une démarche qu’elle prolongera dans son unique série, Madila. Cinq albums durant, elle donne vie à des drames intimistes dans les milieux de la mode et du cinéma, qu’elle dépeint sans fard, animée notamment par un anti-machisme à rebours des canons de l’époque. Bien consciente de ne pas être commerciale, elle assume totalement, privilégiant sa liberté créative aux contingences économiques. Quitte à finir le cinquième album sans éditeur (NB : il sera finalement édité lors de la publication de l’intégrale Madila, au Lombard, en 2008), grâce à une bourse privée.
C’est ce même esprit d’indépendance et de liberté qui la pousse à emménager, en 1992, sur une petite île des Grenadines, en compagnie de son âme sœur, René Sterne. C’est elle qui l’a amené à la bande dessinée. Elle est le professeur autant que l’élève de son mari : « On s’est beaucoup appris. On a grandi ensemble dans la BD. Chacun a pu avancer avec les forces de l’autre. » Elle signe les couleurs de sa série, lui donne son avis sur chaque planche tandis qu’elle-même explore d’autres horizons : la peinture numérique ou le jeu vidéo. Le 9e Art n’est toutefois jamais loin : recontactée par les Éditions du Lombard, elle accepte de revenir à sa table à dessin pour Éclipse, un one-shot scénarisé par son ami Juan d’Oultremont.
Mais, las, cet ultime album se verra sans cesse repoussé. Par les tâtonnements artistiques de l’autrice, tout d’abord, dont le style en évolution permanente la pousse sans cesse à la remise en question. Mais surtout par le décès prématuré de René Sterne, en 2006. En hommage à son défunt mari, Chantal De Spiegeleer accepte de terminer son album en cours : le premier tome de La malédiction des trente deniers, un album de Blake et Mortimer. Une aventure éprouvante, tant sur le plan artistique qu’émotionnel, dont elle se tire pourtant avec grâce, talent et succès. Depuis, elle n’a jamais cessé de travailler sur Éclipse, malgré les difficultés que, de son propre aveu, elle éprouve à s’y remettre. Une ultime fois, sa soif de liberté la pousse à ne pas produire pour produire, et à assumer de se laisser parfois dépasser par son crayon. Chantal De Spiegeleer avait depuis longtemps fait sienne la maxime du styliste Yohji Yamamoto, qu’elle admirait : « Il ne faut pas être prisonnier de son style, il faut en être le gardien. » Prisonnière, elle ne le fut jamais. Quelques années avant son départ, elle résumait ainsi sa trajectoire, dans ce qui résonne aujourd’hui comme un superbe testament : « J’ai toujours tout fait toute seule, ou un peu avec René. Je suis arrivée à survivre dans la liberté la plus totale. »
Les citations de l’autrice émaillant cette nécrologie sont extraites d’une interview réalisée par Romain Giergen pour Radio Eclectrique en 2019. Vous pouvez en retrouver l’intégralité ici : https://www.mixcloud.com/eclectriqueradio/interview-chantal-de-spiegeleer/
