Les Éditions du Lombard ont la tristesse de vous faire part du décès d’Henri Vernes survenu ce dimanche 25 juillet à l’âge de 102 ans.
Henri Vernes, l’aventurier aux mille visages
Les verres fumés de ses lunettes avaient du mal à masquer deux pépites malicieuses. Entre deux romans, deux voyages, Henri Vernes, alias Charles Dewisme, aimait pantoufler dans son salon bruxellois encombré de statues, poupées, tableaux médiévaux et autres bibelots exotiques rapportés de l’autre bout du monde ou chinés chez les antiquaires. Il y a peu, à un âge que l’on dit vénérable, il n’était pas rare de croiser encore sa longue silhouette sur la place du Jeu de la Balle, le marché aux puces de Bruxelles. Bien loin de l’image de baroudeur qu’il s’était forgé dans les années soixante.
Ath, 16 octobre 1918, la Première Guerre mondiale touche à sa fin. Les forces alliées repoussent l’armée allemande. Chez les Dewisme, on a la tête ailleurs. Charles vient de naître. La famille rejoint bientôt Tournai. À l’adolescence, le garçon dévore des tonnes de fascicules populaires d’où se détachent les aventures d’Harry Dickson rédigées anonymement par Jean Ray. Ses nuits se peuplent de créatures fantastiques et de sociétés secrètes. Sa scolarité s’en ressent. On le place quelques mois comme apprenti dans la boucherie paternelle. Une horreur. Retour à des études commerciales plus classiques à l’Athénée Royale de Mons.
En janvier 1937, devenu un beau jeune homme, il croise la route, à Anvers, de Madame Lou, une Chinoise de 35 ans, originaire de Canton. Elle lui promet une autre vie. Charles hésite un peu, la suit. Muni de faux papiers (rappelons qu’il est encore mineur), il s’embarque avec elle à Marseille, à bord du « Rousselle », un navire de haute mer. Port-Saïd, la Mer Rouge, Colombo, Singapour et Saïgon, puis l’arrivée à Hong-Kong. Un steamer les conduit à Canton, alors fortement européanisé. Charles part ensuite, seul, pour Shangai. Ce n’est pas encore la grande aventure, plus une fugue qu’autre chose, quand bien même ce voyage au long cours lui ouvre de nouveaux horizons, l’imprègne d’ambiances exotiques qu’il restituera plus tard dans ses ouvrages :
« La Chine était au bord de l’explosion. Les Japonais n’avaient pas encore vraiment attaqué, même s’il y avait déjà quelques escarmouches. La guerre n’a véritablement commencé que fin 1937, mais j’étais déjà reparti. Je ne suis resté en Chine que deux ou trois mois. »
De retour en Europe, au début du mois de juin, il retrouve l’atmosphère un peu trop tranquille de Tournai. Il se lie bientôt avec la fille d’un diamantaire anversois et, sous divers pseudonymes comme Lady VII et Piccadilly Jim, signe ses premiers textes dans Le Scorpion, une revue scolaire. Le 10 mai 1940, l’Allemagne envahit la Belgique. Charles entre dans un réseau de renseignements sous le nom de code VNRX 256 : « Rien de très dangereux, on se contentait de collecter des informations et de les communiquer ». Dès 1944, sous son véritable patronyme, il publie La Porte ouverte, aux Éditions de la Renaissance du Livre. À la Libération, Charles noue une solide amitié avec Bernard Heuvelmans, passionné de jazz et fondateur de la cryptozoologie, l’étude des animaux cachés… Quelques unes de ses théories serviront de base à l’écrivain. Plus tard, les deux hédonistes « bambocheront » sur l’île du Levant, un petit paradis pour naturistes situé au large de Hyères.
En 1946, Charlie, comme ses copains l’appellent, s’installe à Paris, loue, au mois, une chambre à l’Hôtel de Suède, Quai Saint-Michel, là où, une douzaine d’années plus tard, Jean-Luc Godard tournera quelques scènes cultes d’À bout de souffle. Le jeune trentenaire hume l’air de la capitale, travaille comme pigiste pour l’américaine Overseas News Agency, et comme correspondant de Nord-Soir et Nord-Matin, deux journaux lillois. Touche-à-tout, il passe du récit d’aventure au documentaire, du polar au récit historique, adoptant des pseudonymes américanisés comme Lew Shannon ou Ray Stevens.
Revenu à Bruxelles, il croise la route de Jean-Jacques Schellens, co-fondateur de la collection « Marabout » des Éditions Gérard & C° : « À titre d’essai, Schellens m’a proposé de lui écrire un livre sur l’Everest, dont le sommet venait tout juste d’être atteint par Edmund Hillary et le sherpa Tensing. Afin de griller sur le poteau tous ses concurrents, l’éditeur m’a demandé de lui faire ça en quinze jours. J’ai accepté, tout en ne connaissant rien à l’alpinisme, je savais tout juste que l’Everest était en Asie. Je suis allé à la Bibliothèque Royale de Bruxelles, où j’ai consulté deux ou trois bouquins, et j’ai écrit le texte en deux semaines. » Pour l’occasion, l’auteur signe Henri Vernès, avec un accent :
« Comme jadis l’on ne mettait pas d’accent sur les majuscules, tout le monde a dit Vernes… Et comme le nom était connu phonétiquement, l’on a continué ! Rien à voir avec Jules, qui n’est qu’un pâle imitateur ! Henri est en fait mon deuxième prénom. »
Un coup d’essai qui se révèle un coup de maître, Schellens lui suggérant ensuite d’imaginer un personnage récurrent d’aventurier. Le 16 octobre 1953, est mis en vente La Vallée infernale, le tout premier roman de Bob Morane. Le mythe est en marche. Ce polytechnicien, polyglotte, officier en disponibilité dans l’aviation militaire française, parcourt la terre entière, tel un moderne Don Quichotte, seul ou en compagnie de Bill Ballantine, un colosse roux et Écossais, éleveur de poulets à ses rares moments perdus. Entouré bien souvent de jolies femmes (sans qu’il ne soit question de sexe dans cette série réservée à un jeune public), Bob lutte pour la dignité des peuples, le respect des patrimoines culturels et des droits humains, la protection de la nature, autant de notions nouvelles dans la paralittérature de ce milieu du XXe siècle. Parmi ses « meilleurs » ennemis, l’on notera Monsieur Ming, alias l’Ombre jaune, inspiré d’un des protagonistes du Magicien noir, un roman de Reginald T. M. Scott paru au Masque dans les années 1930.
Bob Morane naît, si l’on peut dire, une seconde fois, le 21 mai 1959, avec le début dans Femmes d’Aujourd’hui de sa version en bande dessinée, illustrée par Dino Attanasio. Ce dernier passe ensuite le relais à Gérald Forton, William Vance ou Coria. Marabout, Dargaud et Le Lombard en éditent les principaux albums, disponibles aujourd’hui sous forme d’intégrale. Henri Vernes imagine également Karga le 7e univers, mis en images par André Beautemps, paru dans Tintin et repris au Lombard dans la collection « Phylactère », en 1986. À cette œuvre monumentale, s’ajoutent, entre autres, divers romans pour ados ou adultes avertis, signés Jacques Seyr ou Jacques Colombo.
Quand on l’interrogeait sur sa méthode de travail, le polygraphe répondait qu’il trouvait un titre, une idée, puis, à partir de ce titre ou de cette idée, inventait une histoire. Il écrivait un premier chapitre et le reste suivait naturellement. Tout simplement.