Podcast de l'entretien de Romain Renard sur France Inter :
Romain Renard, votre trilogie Melvile est parfois qualifiée de fantastique, est-ce comme cela que vous la définiriez ?
Romain Renard : Je dirais que la trilogie se situe à la frontière du fantastique, mais qu’elle ne la franchit pas réellement. Les protagonistes principaux vivent deux réalités. Pour Samuel Beauclair (Livre 1), par exemple, il s’agit d’un côté de la relation avec son ex-femme et de l’autre la rencontre d’un nouvel amour. C’est son regard qui rend les choses fantastiques. Elles sont en réalité métaphoriques, retraçant le cheminement jusqu’à une forme de conciliation. Ceci pourrait s’apparenter au réalisme magique. Les ombres que l’on peut apercevoir dans le paysage ne sont pas des fantômes, mais une présence qui alimente le lieu ; le poids des ancêtres en quelque sorte.
Melvile est l’archétype de la ville nordaméricaine reculée et désertée, pourquoi avoir choisi un tel décor ?
Romain Renard : Melvile est une petite ville du nord, isolée dans un territoire sauvage. Elle pourrait se situer au nord de la Scandinavie comme sur le territoire américain. Mais en étant totalement sincère, il y a beaucoup de Québec dans les paysages entourant Melvile. Le territoire québécois, dont je suis tombé sous le charme suite à ma collaboration pour le guide Lonely Planet, a beaucoup influencé la géographie de Melvile. J’ai également un attrait pour la littérature américaine, dont deux genres en particulier. Le premier, le « Nature writing », dans lequel la nature, le « non humain », est un acteur à part entière. Melvile, ville-personnage, y correspond donc. Le second, le « Southern Gothic », s’apparente davantage au sud des États-Unis, avec ses bayous et marécages, fermes à l’abandon. Coutumes macabres, personnages taciturnes, ruines sinistres, il règne dans les livres associés à ce genre une ambiance pesante qui ouvre un large champ des possibles en termes de graphisme et de profondeur. J’ai transposé ceci un peu plus au nord de l’État.
Vous jouez également avec les éléments. La trilogie s’organise autour d’un grand incendie : indispensable ?
Romain Renard : Totalement. Cet incendie ravageur est le point d’orgue de l’introspection des habitants de Melvile que l’on suit. Si ces scènes sont chaotiques et dévastatrices pour la nature, le feu qui y opère est au final salvateur pour les différents protagonistes : une rencontre, une prise de conscience, la révélation d’un mensonge. Le feu est une mue. À Melvile, c’est l’eau qui est meurtrière, emportant des jeunes filles dans ses courants, noyant quelques-uns de ses protagonistes et recouvrant au final l’entièreté de la ville.
Votre paternité a-t-elle influencé votre œuvre ?
Romain Renard : Indéniablement, le fait d’être père en devenir et par la suite accompli a fait partie de l’écriture de Melvile. Dans L’histoire de Samuel Beauclair, je n’étais pas encore prêt, la paternité me faisait un peu peur. Dans ce volume, j’ai davantage questionné le père en me positionnant en tant que fils : comment égaler voire surpasser son géniteur dans son œuvre, quand ce dernier excelle dans son domaine et qu’on a suivi sa voie ? Il s’agit alors d’accepter l’héritage reçu (Romain Renard est le fils de Claude Renard, animateur de l’Atelier R et du Neuvième Rêve, figure de proue du renouveau de la bande dessinée belge à la fin des années 1970, révélant des dessinateurs tels que François Schuiten, Benoît Sokal, Philippe Berthet…). Dans L’histoire de Saul Miller, il s’agit plus de transmission de savoir. La relation entre Saul et la jeune Mia exprime le rapport entre celui qui enseigne et celui qui le dépasse. Enfin, L’histoire de Ruth Jacob est tout en nuances concernant la paternité. Comment aimer sa fille et comment gérer le complexe d’Oedipe avec elle ? Bien évidemment, les curseurs sont ici poussés au maximum, jusqu’au comble de l’horreur.
Romain Renard, en plus d’être scénariste et illustrateur, vous êtes un compositeur et un musicien accompli. Cet ultime récit offre une place très importante à la musique.
Romain Renard : L’Histoire de Ruth Jacob est en effet encore plus musical que les deux premiers livres. Ruth enregistre sur des cassettes ses coups de coeur et ceux-ci accompagnent certaines scènes en participant à créer une tension qui s’intensifie au fil du récit. Des chansons qui, comme des petits cailloux blancs, mènent à la vérité, racontent l’inimaginable et, même, prédisent l’avenir.
Né en 1975, Romain Renard est auteur de bandes dessinées, scénographe, graphiste et musicien : ce qu’on appelle aujourd’hui un « slasheur », témoignant de sa polyvalence et de ses multiples talents. En ce sens, il a également travaillé à l’élaboration de jeux vidéo et collaboré à la création de spectacles avec notamment Franco Dragone (Cirque Du Soleil). Artiste biberonné aux cassettes Betamax, Romain Renard est un enfant du cinéma dont le visuel des affiches a très tôt créé une vocation chez lui mais l’a aussi sensibilisé à la musique. Primé meilleur album au festival du Polar de Cognac en 2005 avec American Seasons (Casterman — scénario d’Yves Vasseur), l’illustrateur belge a su imposer son style unique. The End, Jim Morrison, en 2007, l’adaptation du roman de Daniel Woodrell, Un hiver de glace, en 2011 et les illustrations pour le City-Guide Montréal/Québec aux éditions Lonely Planet/Casterman confirmeront sa maîtrise des supports. Melvile, une oeuvre forte et personnelle, témoigne d’une maturité artistique certaine.
Melvile : un néo-polar sous tension
Avec L’histoire de Ruth Jacob, Romain Renard ponctue son néo-polar Melvile de façon magistrale. Dans ce nouveau chapitre, la forme de son oeuvre s’est complexifiée : deux palettes de couleurs s’entrelacent pour jouer avec les époques et l’intensité des scènes. Ses personnages évoluent toujours dans une ambiance électrique et la ville elle-même endosse avec encore plus de profondeur son rôle d’exorciseur de démons. En ce sens, cet ultime volume continue sur la lancée des deux premiers (L’Histoire de Samuel Beauclair et L’Histoire de Saul Miller) en abordant des thèmes sociétaux sans faux semblant. Melvile, plus qu’une trilogie de papier, est une oeuvre à 360°, cinématographique et radiophonique, qui entraîne son lecteur dans un lieu clos empreint d’une ambiance semblant réunir à la fois David Lynch et Stephen King.
Melvile : une araignée qui se déploie
Romain Renard a cette faculté de construire des personnages complexes et nuancés, tout en conservant un réalisme prégnant grâce auquel le lecteur peut s’identifier aisément. Son protagoniste le plus sombre — et certainement celui dont le rôle est le plus abouti — est sans nul doute Melvile, cette ville de fiction nichée dans une vallée glauque et désertée, entourée de sycomores et de pins Douglas. À l’image d’une araignée, elle tisse sa toile de tome en tome, qu’elle complexifie au gré des interventions de ses habitants. "…il lui semblait tout à coup pénétrer le ventre d’un gigantesque arachnide", explique Paul Rivest dans les Chroniques de Melvile. Une araignée terrifiante, mais qui tue les parasites… Un animal certes repoussant mais, au final, essentiel, tout comme Melvile semble l’être pour ceux qui s’y rendent.
L'hypnotique Ruth Jacob…
Vingt-cinq ans après le terrible incendie de 1987, Paul Rivest, qui n’était alors qu’un adolescent cette année-là, revient à Melvile. Il ne compte y passer qu’en coup de vent, quelques heures lui suffiront à régler le testament de sa grand-mère. En tout cas, c’est ce qu’il espère, car cette ville, il l’a quittée précipitamment, suite à un terrible drame. L’été 1987 s’était pourtant ouvert sur la plus belle des promesses, celle du premier amour, naissant dans la chaleur et la moiteur de la fin du jour. Ruth, la comédienne, la passionnée de musique… Ruth la solaire, même si une certaine mélancolie voilait son regard par moment. Il faut dire que son père, Silas Jacob, était un pasteur au passé trouble qui veillait à sa progéniture. Mais qui était Ruth et… que cachait-elle à Paul ?
3 tomes… Un sens de lecture ?
Ce nouveau tome de la trilogie est le plus conséquent et certainement le plus vibrant : des tons sépia du passé au bleu sombre du présent, les époques se répondent dans une danse endiablée. Ce sont ces bonds dans le temps qui éclairent le lecteur à propos des relations entre les habitants de Melvile. Leurs histoires se mêlent et s’entremêlent avec subtilité. Mais si L’histoire de Ruth Jacob paraît près de huit ans après le premier récit (L’histoire de Samuel Beauclair), ce roman graphique pourrait en réalité constituer l’ouverture de la trilogie. La conclusion de L’histoire de Ruth Jacob reprend d’ailleurs l’ouverture de L’histoire de Samuel Beauclair. C’est un cycle où les livres se répondent, s’enrichissent mutuellement, offrant cette particularité peu commune de pouvoir être lu sans ordre obligatoire.