Livre après livre, Judith Vanistendael s’est imposée comme une autrice d’une grande sensibilité artistique, poétique et humaine. Chacun de ses ouvrages (David, les femmes et la mort ; Salto) est une pierre d’un édifice dont elle ne connaît pas la fin.
Elle revient sur la place qu’y occupe Les deux vies de Pénélope, son dernier roman graphique.
Votre livre précédent, Salto, était né d'une rencontre avec son protagoniste principal, Mark Bellido. Est-ce également le cas des Deux vies de Pénélope?
Pas du tout ! En fait, j’ai l’histoire de Pénélope en tête depuis David, les femmes et la mort. Entre-temps, j’ai rencontré Mark Bellido et nous avons fait Salto, ce qui a retardé la réalisation des Deux vies de Pénélope. Mais cela fait déjà longtemps que je veux faire cette histoire d’une maman qui quitte sa famille à cause d’un job pour lequel elle est vraiment douée. Mais le récit a beaucoup évolué, notamment lorsque j’ai voulu rentrer en dialogue avec une histoire classique. J’ai d’abord cherché du côté de Shakespeare mais c’était trop violent. Je suis allée voir chez les Grecs. Et je suis tombée sur L’Odyssée, qui a donné son nom à Pénélope. J’ai réécrit mon histoire au prisme de l’œuvre d’Homère.
Pourquoi avoir voulu inscrire cette histoire dans un dialogue avec un classique de la littérature?
Parce que presque tous les auteurs font ça, à un moment de leur carrière ! Je voulais comprendre pourquoi, ce qu’on pouvait en retirer. Tous mes projets sont une recherche presque scientifique sur ce que c’est être auteur, ce que c’est de dessiner, de raconter. Je viens de l’histoire de l’Art, et je n’arrive pas à me défaire de mon regard scientifique et universitaire. J’essaie toujours de prendre un chemin que je n’ai pas encore suivi. J’essaie d’étirer mes capacités, comme on le ferait avec un muscle. Là, par exemple, je vais travailler avec Zidrou, pour comprendre un peu mieux ce que c’est que de dessiner un livre léger. Et puis, ensuite, je vais réaliser une dystopie.
Et qu'avez-vous retiré de cette expérience?
J’en ai retiré que les classiques, il faut quand même les lire intégralement avant de savoir de quoi on parle. En lisant Homère, j’ai d’abord vu une société misogyne choquante.
Au début j’ai trouvé ça long et parfois un peu bête, avec des vers qui sont autant d’exercices de répétitions. Et puis, progressivement, une fois passée cette confrontation initiale, j’ai réalisé que c’était une histoire très forte, qui contient tout pour avoir une réflexion sur tout. La société, le travail. On peut l’utiliser pour réfléchir sur soi. C’est également très riche du point de vue des relations humaines, des conflits, de l’amitié, des questions sociales… Assez peu de livres sont aussi universels, finalement. En tout cas, c’est bien d’avoir un regard individuel sur l’œuvre.
Vous mentionniez les vers d'Homère. On a l'impression que c'est un sujet qui vous tient à coeur, la poésie. Elle est particulièrement présente dans ce livre : le personnage d'Otoo est poète, vous citez Homère en exergue…
Oui, il faut savoir que tous les poèmes d’Otto dans l’album ont été écrits par Bernard Dewulf, un des plus grands poètes flamands, que j’admire beaucoup. Je
me suis un peu basée sur lui pour créer le personnage…
Mais il n'y a pas que ça. Vos dialogues semblent tous empreints d'une petite musique particulière. Est-ce que parce vous écrivez en flamand au départ?
Oui, c’est très possible. C’est une langue bien plus flexible que le français, presque un jeu. On peut y créer des mots, il n’y a presque pas de grammaire… Mais ensuite, avec ma traductrice [Helène Robbe], on parle de chaque phrase, je me réapproprie tout. Je ne veux pas une phrase qui n’a pas de signification. Chaque mot doit être important pour l’histoire et avoir un sens, même caché. Je voulais une certaine densité et une poésie en même temps. Je ne voulais pas de « small talk ». Mon père, qui est écrivain, a regardé tous les dialogues avec moi. Il m’a aidé à affiner. Ça a duré deux ans alors que le dessin m’a pris six mois.
Le résultat est un renversement du paradigme de l'Odyssée. Faut-il y lire un propos féministe?
Évidemment, j’y ai pensé. Mais c’est avant tout l’histoire d’un choix entre boulot et famille. Après #metoo, quelque part, c’est devenu féministe mais l’histoire existait bien avant tout cela. Mais
c’est un livre sur le choix entre deux engagements forts. C’est évidemment pour ça que j’ai choisi d’en faire une femme médecin. Pénélope sauve des vies. C’est un choix qui lui donne une vraie raison de quitter sa famille. Elle ne veut pas quitter son enfant. Mais elle ne peut être qui elle est qu’à ce prix. Elle se sent davantage capable d’être chirurgienne que d’être mère. Elle ressent ça en tout cas. C’est aussi pour ça que j’ai écrit un père parfait. Ainsi, le choix appartient tout entier à Pénélope. Elle se réalise, mais il y a bien sûr un prix à payer.
Et ce prix est double car elle n’est pas n’importe quel médecin. Elle travaille au sein de l’horreur absolue, ramène ses fantômes avec elle, et en devient un elle-même…
Oui, et elle est aussi un fantôme car le reste de son environnement s’en fout, au fond. Ma fille sait que je dessine mais ce n’est pas important pour elle. Moi j’ai la chance d’avoir un travail exceptionnel mais elle s’en fout. Le travail devient presque fantôme. En plus, contrairement à moi, celui de Pénélope est impossible à montrer, ce serait trop insupportable. Mais on se développe quand on aime son boulot. Elle a cette chance.
Idée qui trouve un écho plus profond encore dans le contraste entre Pénélope et sa sœur, qui n’est qu’abnégation, mais va se révéler plus creuse et malheureuse. Finalement, ce livre est un peu un appel à voir l’égoïsme comme une vertu, non ?
Peut-être bien, oui. Et là, pour le coup, c’est quelque chose de bien plus accepté et valorisé chez les hommes, socialement. Mais Pénélope elle sait très bien ce qu’elle fait. Je suis convaincue qu’il faut prendre soin de ses propres désirs. On ne peut pas être parent sans prendre soin de ses propres désirs. C’est toujours une négociation. Il faut l’accepter.